G.-J.B.
Target (1733-1807) |
Essai de comparaison entre deux cantons ruraux Bellenaves (Allier) et Boissise-la-Bertrand (Seine-et-Marne) - 1791-1795
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Mots clés : Justice de paix - Monde rural - Conflits - Allier - Seine-et-Marne - Bellenaves - Boissise-la-Bertrand |
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La présente étude a pour objet le traitement juridique des conflits, au civil comme au pénal, dans les justices de paix de deux ensembles géographiques et humains qui, au moment de la Révolution française, présentent un certain nombre d'analogies. D'une part, en effet, il s'agit de deux cantons essentiellement ruraux, à la démographie comparable (entre 5 000 et 6 000 habitants vers 1793) [1], et dont aucune des localités qui les composent ne comporte plus de deux mille habitants à la fin du XVIIIe siècle. D'autre part, ils sont tous deux soumis au droit coutumier [2] et leurs juges de paix ont vu leur mandat renouvelé pendant toute la période qui s'étend des premières élections des juges de paix (fin 1790) jusqu'à la mise en place de la constitution de l'an III (fin de l'été 1795) [3]. Certes, le nombre total d'actes recensés dans les deux juridictions présente un déficit relatif à Bellenaves, comme le précise le tableau suivant :
Mais le corpus des jugements établis en matière contentieuse (justice civile) ou pénale (police correctionnelle et rurale), représentant les conflits et objets de la présente analyse, est quantitativement comparable :
Certains de ces procès, au civil ou au pénal, ayant donné lieu à des reprises au cours de plusieurs séances, on peut limiter les chiffres recensés aux seules "affaires différentes", que celles-ci aient été traitées au cours d'une ou de plusieurs audiences :
Il apparaît donc que les deux juges de paix ont traité, au cours de la période, un nombre sensiblement égal d'affaires "différentes" (de 904 à 955, soit entre 15 et 16 affaires nouvelles par mois), même si leur répartition entre la justice civile et la police correctionnelle présente des différences qui seront analysées ultérieurement. Une double problématique comparative 1. Une répartition chronologique partiellement différente dans les deux juridictions 1.1. Des rythmes annuels différents selon les cantons et les formes de justice
Pour les procès en justice civile, les rythmes annuels marquent des différences sensibles entre les cantons. À Boissise-la-Bertrand, c'est dès la seconde année que les procès se ralentissent, même si l'année 1793 connaît un regain d'intérêt. À Bellenaves, les deux premières années témoignent d'un fort appel à cette justice nouvelle ; au cours des années suivantes le rythme se ralentit pour décroître, comme à Boissise, en 1795. En ce qui concerne les actes de la police rurale ou correctionnelle établis en justice de paix, les rythmes annuels sont peu significatifs, même si leur importance quantitative est infiniment plus importante dans le premier canton présenté. Cette différence peut s'expliquer soit par la plus grande fréquence des délits proprement correctionnels commis à Boissise, soit par le transfert en correctionnelle de délits qui, à Bellenaves, sont du ressort de la simple justice civile, les autorités administratives, souvent demanderesses à Boissise, ne s'insérant pas ici dans le processus du règlement de conflits interpersonnels. 1.2. Des rythmes mensuels différents selon les cantons et les formes de justice Les moyennes mensuelles des affaires traitées peuvent apparaître dans le tableau comparatif suivant :
Les deux cantons se distinguent nettement pour la période d'automne, le juge de Bellenaves ayant alors beaucoup plus d'affaires à traiter que son collègue de Boissise-la-Bertrand : c'est pendant les trois mois d'octobre à décembre qu'il connaît sa plus grande activité. Ceci peut s'expliquer par la différence des structures agraires existant entre les deux cantons. À Bellenaves domine la petite exploitation dont les acteurs sont soit des petits propriétaires soit des métayers ou petits fermiers : ils accumulent tout au long de l'année des dettes pour leur alimentation quotidienne ou pour le paiement de leurs fermages, et leurs créanciers attendent les rentrées d'argent fournies par les moissons et les vendanges pour leur réclamer le paiement de ces dettes [6]. Dans le canton de Boissise-la-Bertrand, les grandes propriétés sont gérées par des fermiers généraux qui, à l'instar de leurs homologues de l'Artois décrits par Jean-Pierre Jessenne [7], ont des rapports d'employeurs à salariés avec leurs cultivateurs ou manouvriers : les conflits sont moins d'ordre marchand que social et les ressources provenant des récoltes ne fixent pas le calendrier des procès. Il serait donc possible d'établir une corrélation entre les rythmes des activités du juge de paix et la chronologie sociopolitique dans les deux cantons ruraux : d'une part, ces activités sont d'autant plus nombreuses qu'elles se situent au début de la période considérée, soit jusqu'à la fin de la monarchie constitutionnelle ; d'autre part, elles sont fortement liées aux rythmes annuels de l'activité agricole et aux formes mêmes des structures sociales de chacun des cantons. 2. Une répartition des objets différente dans les deux cantons Les annexes 1 et 2 ont servi de base de travail pour cette partie de l'étude comparative. Seront examinées successivement les affaires contentieuses, puis les affaires de police rurale ou correctionnelle. 2.1. Les affaires contentieuses Les affaires liées aux droits patrimoniaux (réels et personnels) seront distinguées de celles, beaucoup moins nombreuses, qui portent sur les droits extrapatrimoniaux [8]. 2.1.1. Les procès concernant les droits patrimoniaux réels (1.1) Le tableau qui suit permet d'établir une comparaison entre les deux cantons à propos de la répartition de ces droits patrimoniaux dans les conflits qui opposent les individus :
** Pourcentage établi par
rapport au total général des affaires nouvelles en justice civi Ces procès occupent, dans les deux cantons, une place relative peu différente par rapport à l'ensemble des actes de justice civile entre les deux juridictions, même si cette proportion est plus faible à Bellenaves qu'à Boissise. Par contre, les procès concernant la défense des droits de propriété (1A) sont nettement plus nombreux dans ce dernier canton. Il est possible de rapprocher ce constat de la structure différente des exploitations agricoles ici et là. À Boissise, les grandes propriétés dominent, la plupart du temps tenues par des fermiers soucieux de la défense stricte des surfaces cultivables. L'exemple le plus significatif est fourni par les très nombreux conflits qui opposent, pour des anticipations assez importantes, sur le territoire de Pouilly-le-Fort, hameau de la paroisse de Vert-Saint-Denis, le fermier-laboureur André Charon, du même village, au fermier-laboureur Louis Berton, demeurant au village d'Éprunes, sur la paroisse limitrophe de Réau, ou à d'autres fermiers des environs. Ainsi, le 11 août 1791 [10], après les moissons, le premier accuse devant le juge de paix les seconds de "coupe et enlevement des bleds … sur deux pieces de terre … ensemencées l'an dernier" ; un expert est nommé malgré les dénégations du défenseur qui prétend avoir toujours labouré et ensemencé les parcelles litigieuses. La semaine suivante [11], sur le rapport de l'expert et après les témoignages de quatre manouvriers "qui ont unanimement déposé qu'il etoit a leur connoissance que ledit Charon avoit labouré ensemencé l'année dernière les portions de terrein désignées en notre jugement du 11 aout dernier", Berton est condamné par défaut à "rendre les trente sept gerbes ou a payer pour la valeur d'icelles la somme de vingt sept livres" ; il est en outre condamné aux dépens qui s'élèvent, compte tenu de la "taxe" payée à chacun des témoins [12] à la somme de 12 livres. L'opposition au jugement présentée à l'audience suivant [13] par le condamné est, malgré les témoignages de trois des employés de ce dernier, définitivement rejetée par le juge. À Bellenaves, de nombreux exploitants, travaillant sur des parcelles infimes, combattent les empiètements qui sont effectués sur ces terres dont la moindre superficie est précieuse : "… un fossé creusé le long d'un pré d'un pied de large sur quinze pouces de profondeur …" [14] " … anticipation d'un rais de trois pieds de terre …" [15]); "… une petite partie de terrain pour y pratiquer un chemin…" [16]. La part plus importante prise, dans ce canton, par les affaires liées aux problèmes de succession (1D) peut être mise en relation avec le fait que c'est devant le juge de paix que les intervenants portent leurs différends, les sommes et biens en cause étant souvent de faible valeur : l'annexe 3 donne un exemple de la modicité de ces successions et de l'intérêt qu'elles représentent cependant pour la vie des héritiers [17]. En ce qui concerne la répartition dans le temps de l'ensemble des procès concernant la défenses des droits réels, les différences apparaissent dans le diagramme suivant :
Aucune analogie ne peut être établie entre les deux courbes, à l'exception des deux premières années au cours desquelles elles sont identiques. Elles divergent ensuite totalement, sans qu'il soit possible d'énoncer une explication plausible à ce phénomène, même si les causes sont nettement plus nombreuses à Boissise en 1793 et 1794. Peut-être est-il possible d'évoquer, pour la situation à Bellenaves, le rôle du représentant Fouché dans le département de l'Allier en octobre 1793 ? Mais l'étude de cette corrélation éventuelle reste à mener. 2.1.2. Les procès concernant les droits patrimoniaux personnels Le tableau qui suit témoigne des différences qui peuvent exister pour la défense des droits personnels :
* Voir le glossaire (objet juridique) pour la signification des sigles ** Pourcentage établi par
rapport au total général des affaires nouvelles en justice civile Sur l'ensemble des données, la différence entre les deux juridictions est plus nette que pour les droits réels : les procès concernant ces droits personnels sont beaucoup plus nombreux à Bellenaves, en chiffres absolus et relatifs. Il est possible de rapprocher cette situation de "l'habitude procédurière" qui agite traditionnellement les milieux campagnards du Bourbonnais [18]. Mais l'explication plus profonde du phénomène peut être recherchée dans les structures mêmes de l'économie et de la société de cette partie de la haute Auvergne rurale : les conflits sont d'autant plus nombreux que la pauvreté générale pousse aux emprunts quotidiens de toute sorte et à l'insolvabilité permanente d'une partie importante des journaliers et métayers qui peuplent ici les campagnes [19]. Seuls les dus pour produits agricoles bruts (1F), les dus pour achat, vente ou échange de produits manufacturés (1I) et les dus entre bailleurs et preneurs de locations diverses (1J) présentent une certaine analogie. Il est impossible d'en tirer une conclusion quelconque quant à la convergence relative des données dans les deux cantons. Pour ne s'en tenir qu'au dernier objet (1J), n peut affiner l'observation en faisant apparaître, dans le tableau suivant, les différents types de loyers qui donnent lieu à procès dans les deux cantons :
De grandes différences apparaissent alors dans les types de loyers en cause. À Boissise, les dus pour loyers de maisons impayés occupent la première place (55 % des causes) ; ensuite, et pour un peu plus d'un tiers des occurrences, apparaissent les dus liés aux problèmes de fermage ; enfin, à titre anecdotique, sont comptabilisés les dus pour gestion du cheptel loué (6 %) et les dus pour loyers divers (les deux procès portent ici sur des locations impayées de bateaux pour des transports sur la Seine). À Bellenaves, la place respective des loyers de maisons et de fermage/ métayage est pratiquement inversée par rapport aux données de l'autre canton : 58 % pour les dus liés au fermage et au métayage et 25 % pour les loyers de maisons. Si les dus pour loyers divers sont, comme à Boissise de peu d'importance (2 %), les dus pour pratique de location de cheptel sont encore notables (15 %). Ici apparaît clairement la différence des modes de faire valoir des terres : à Boissise, il n'y a aucune forme de métayage, les seuls conflits de location de terre intervenant pour les fermages dus aux propriétaires par les fermiers ou les laboureurs/cultivateurs ; à Bellenaves, le métayage (la plupart du temps incluant une prise de cheptel associé à la culture des terres) est plus fréquent que le fermage et les conflits nés à l'occasion de la cessation des baux et/ou des répartitions des récoltes dans le cadre du métayage sont particulièrement nombreux (et prendront des proportions encore plus importantes sous le Directoire [20]). La différence des niveaux de vie entre les deux cantons peut être partiellement approchée à l'occasion des conflits nés des dettes d'argent (1E). À Boissise, ces dettes font l'objet de 36 procès, alors qu'elles sont présentes à 105 reprises à Bellenaves. On emprunte donc moins souvent près de Melun que dans le canton bourbonnais ; au moins, ces prêts sont moins souvent remboursés par les débiteurs ici que là. La seule raison objective ne peut être recherchée que dans les plus grandes difficultés de vie éprouvées dans le canton de Bellenaves. La différence entre les deux cantons se remarque aussi par rapport à la fréquence chronologique de ces procès, comme en témoigne le tableau suivant :
De 1791 à 1792, ces affaires augmentent très fortement à Bellenaves, alors qu'elles ne cessent de diminuer à Boissise depuis le début de la période pour n'être plus que des traces dès 1793. Cependant, dans les deux cas, la baisse est notable dès la fin de la monarchie constitutionnelle, ce qui peut être rapproché du début de la dépréciation de l'assignat : on prête d'autant moins d'argent – et l'on réclame donc d'autant moins de remboursement - que l'on perd confiance dans la valeur du papier monnaie. Le troc, qui compensera de plus en plus les effets de la dévaluation monétaire jusqu'en 1797 [21], n'apparaît pourtant qu'à la fin de la période et les actes y faisant allusion sont en nombre presque égal dans les deux cantons (7 cas à Boissise et 8 à Bellenaves). À Boissise, le premier cas de troc est répertorié le 15 messidor an III-3 juillet 1795, l'exemple le plus précis étant relevé lors du conflit qui oppose, le 25 brumaire an IV- 16 novembre 1795 [22] "la citoyenne Proteau, demeurant actuellement à Saint-Port" au "citoyen Coulon père, demeurant à Noisement, commune de Savigny-Balory" : la demanderesse a "(…) fourni et livré (…) au mois de thermidor dernier la quantité de trois livres de savon de Marseil, à raison de quarante huit livres la livre, de plus une livre de chandelle de vingt quatre livres, ce qui fait au total la somme de cent soixante huit livres pour lesquels objets ledit Coulon devoit fournire a laditte Proteau trois boisseaux de pommes de terre a vingt livres le boisseau et deux hotés de perches a cinquante cinq livres, le tout rendu chez le citoyen Betouillé, passeur a Saint-Port (…)". À Bellenaves, le premier acte évoquant un paiement contesté par troc apparaît six mois plus tôt, le 5 nivôse an III-25 décembre 1794, sept autres procès portant mention de ce système d'échange au cours de l'année 1795. Parmi ceux-ci, le 1er brumaire an IV-22 octobre 1795 [23] "Mathieu Couriol, sabotier et faiseur de pelles, demeurant au Pré-du-Four, commune de Lizolle" réclame à "Jean Pinel, voiturier demeurant à La Charrière, commune de Bellenaves, deffendeur, dix boisseau de seigle et deux boisseau de froment pour prix de deux douzaines de pelles de bois a luy fournis (…)". En ce qui concerne les dus pour achats de produits agricoles bruts (1G), le tableau fait apparaître une différence importante entre les deux cantons. On se chicane beaucoup plus à propos de ces échanges à Bellenaves qu'à Boissise, en chiffres absolus (78 – 25) comme en pourcentage par rapport à l'ensemble des droits personnels (10,1 % - 4,9 %). Ici encore apparaît sans doute la différence entre les structures socio-économiques des deux cantons : les petits propriétaires et les métayers qui sont prépondérants à Bellenaves ont besoin d'emprunter des petites quantités de céréales ou d'autres produits agricoles, tant au moment des semences qu'à l'occasion des disettes, voire des famines qu'ils supportent lors des années de faible récolte, le système même du métayage renforçant alors la pénurie des preneurs de baux. À cette remarque peuvent se rattacher aussi les différences constatées à propos des conflits qu'entraînent les ventes et achats d'animaux : au métayage est presque toujours lié la prise en cheptel de bestiaux qui servent à l'exploitant notamment pour les travaux des champs, qu'il s'agisse de chevaux ou de bovins. Pour les conflits liés aux prestations de services et aux rapports entre employeurs et salariés (1K), la situation des deux cantons peut être représentée dans un tableau qui fait apparaître, en pourcentage, la part prise par les différents types d'affaires :
Les procès concernant les différentes formes de travaux effectués dans le cadre des activités artisanales ou agricoles (4 et 5) ne présentent que de faibles écarts entre les deux cantons. À l'inverse, les confits nés des sommes dues par des employeurs à leurs salariés (2 et 3), qu'il s'agisse des travaux des champs ou des fabrications artisanales, sont très différents : ils sont nettement plus fréquents à Boissise qu'à Bellenaves, le salariat semblant être beaucoup plus développé dans la région parisienne que dans la zone profondément rurale de l'Allier, aussi bien dans le secteur artisanal que pour l'exploitation des terres. Par ailleurs, les petits agriculteurs de Bellenaves, propriétaires ou métayers, paraissent employer en permanence plus de personnel domestique (1) que les grands fermiers du plateau briard qui recourent à une main d'œuvre plus occasionnelle en fonction du rythme des travaux. Restent les honoraires et appointements divers (6), qui concernent essentiellement deux catégories de prestataires de services : les chirurgiens et les hommes de loi : ici encore, les dettes semblent toucher plus directement la population bourbonnaise dont les moyens d'existence plus faibles peuvent sans doute expliquer les difficultés à s'acquitter du prix des consultations et ordonnances médicales et des papiers administratifs et juridiques auxquels ils ont nécessairement recours. Le déroulement chronologique de ces procès s'établit selon un rythme décroissant parallèle et presque identique entre les deux cantons, comme en témoigne le tableau suivant, et n'appelle aucune remarque particulière:
2.1.3. Les procès concernant les droits extra- patrimoniaux La place qu'ils occupent dans l'ensemble de la justice civile est bien lisible dans le tableau récapitulatif de l'annexe 2 et peut être rappelée dans le tableau qui suit :
Représentant près de 15 % des affaires traitées en justice civile à Boissise, ces procès ne participent qu'à un peu moins de 5 % dans les mêmes affaires à Bellenaves. Dans les deux cantons, les rixes seules (1M) sont relativement peu nombreuses, la plus grande place étant prise par les injures et diffamations (1L). Mais les deux atteintes à ces formes de droits extrapatrimoniaux sont souvent combinées (1LM), les conflits verbaux se doublant rapidement d'empoignades physiques plus ou moins conséquentes. Les injures et diffamations – sans coups associés - (1L) mettent en cause, aussi bien à Boissise qu'à Bellenaves, beaucoup plus d'hommes que de femmes, tant comme auteurs que comme victimes, comme le précise le tableau qui suit :
Ces acteurs, hommes ou femmes, sont beaucoup moins nombreux à Bellenaves qu'à Boissise. Faut-il y voir une vie sociale plus paisible en province que près de la capitale ? Il est difficile de répondre à cette question : les causes de ces conflits ne sont pas toujours explicitées dans les minutes rédigées par le greffier ; pour celles dont le contenu apparaît, les différences ne sont pas évidentes entre les deux cantons. Il s'agit presque toujours de conflits liés au voisinage, les interlocuteurs habitant le plus souvent dans le même village, voire dans des demeures contiguës ou très proches. Quant aux situations sociales des intervenants, elles sont semblables dans les deux cas : les protagonistes appartiennent presque exclusivement aux couches "moyennes" de la population, les "puissants" réglant leurs différends en évitant les injures ou diffamations ad hominem et les plus pauvres redoutant sans doute de porter ce type de conflits devant une justice estimée par eux particulièrement redoutable. Quelques affaires à résonance politique sont repérables ici. Dans le canton de Boissise, certaines municipalités intentent des procès contre leurs administrés à la suite de propos tenus pour injurieux à l'égard de l'autorité : ainsi, le 5 janvier 1791 [24], le maire de Vert-Saint-Denis, Martin Cabaret, accompagné de quatre des officiers municipaux de la paroisse, poursuit en diffamation Jean Guy, manouvrier demeurant dans le même village, qui a déclaré publiquement que "les officiers municipaux mettoient de l'infidélité dans la réception des demandes pour la nomination des garde chasses". De même, le 3 octobre 1793 (12 vendémiaire an II), le maire de Boissettes, Antoine Joncières, assisté de deux officiers municipaux, Charles Duchemin et Jean Lefort, et du procureur de la commune, Louis Bourlier, demande réparation à Louis Duchemin, vigneron dans la commune, parce que "ledit Duchemin s'est permis de dire en pleine assemblée que la municipalité avoit reçu l'argent de sa giberne [offerte à "l'un des volontaires du recrutement de mars dernier"], qu'elle ne lui avoit pas rendu et qu'il ne savoit pas ce qu'elle en avoit fait". Murmures des contestations politiques qui transparaissent dans le huis clos de la demeure du juge de paix ou simple affirmation du rôle et de la puissance des autorités constituées ? La réponse n'est pas ici évidente … Les rixes et les divers coups et blessures - sans injures associées - (1M), sont toujours plus nombreuses à Boissise qu'à Bellenaves. Comme pour les causes précédentes, la part des hommes est nettement prépondérante dans ces bagarres et les crêpages de chignons des dames semblent moins fréquents que les virils horions de leurs époux. Parfois, l'algarade est si violente que la présence du chirurgien s'avère nécessaire pour panser les plaies : ainsi, dans le canton de Boissise, un garçon batelier est grièvement blessé par un garçon vitrier au cours d'une rixe [25]. Restent les procès au cours desquels sont évoquées à la fois des injures verbales et des violences physiques (1LM). Particulièrement nombreux à Boissise, où ils représentent près du tiers des affaires liées aux droits extrapatrimoniaux, ils mettent en cause aussi bien de hommes que des femmes, victimes ou agresseurs, comme en témoigne le tableau qui suit :
Il n'est pas très pertinent de prendre en compte les données du canton de Bellenaves, compte tenu de leur faible importance. Pour le canton de Boissise, la part des femmes, tant comme agresseurs que comme victimes, est plus importante que dans les procès portant sur les seules agressions verbales. Mais ce constat ne peut être interprété autrement que comme une donnée brute sans explication particulière. Au total l'étude des objets traités en justice civile en général montre des différences essentiellement quantitatives entre les deux cantons, l'importance des conflits liés à la défense de ces droits étant toujours plus grande dans la région parisienne que dans l'ancien Bourbonnais. Les écarts observés ne proviennent ni de la personnalité des juges de paix ni d'une différence d'interprétation dans la pratique personnelle de leurs nouvelles fonctions. Lorsqu'ils existent, ils renvoient essentiellement à la différence qui apparaît nettement entre les modes de faire valoir des terres et les situations socio économiques qui en découlent : à Boissise, grandes propriétés dirigées par des fermiers généraux et sur lesquelles travaillent de nombreux manouvriers ; à Bellenaves, faire valoir direct ou baillé en métayage. Le contenu même de ces jugements pourrait donc porter témoignage des différences économiques et sociales existant dans ce monde rural. Et l'on peut retrouver là les fondements de la critique sans appel formulée par Arthur Young [26] à l'encontre des systèmes de culture de la France en général et, en particulier, de la place qu'il jugeait exorbitante laissée au métayage prépondérant notamment dans le centre du royaume. Le législateur a, au cours de la Révolution, donné au juge de paix un rôle sans cesse accru en matière pénale, tant pour les délits concernant la police municipale que pour ceux qui relèvent de la police rurale [27]. Dans la période considérée ici, l'évolution quantitative des procès au pénal devrait donc être sans cesse croissante à partir de la promulgation de la première loi "relative à l'organisation d'une police municipale" (loi des 19-22 juillet 1791) [28] et de celle "relative aux biens et usages ruraux et à la police rurale (loi des 28 septembre-6 octobre 1791), improprement appelée "code rural" |29]. Le diagramme qui suit témoigne des nuances qu'il faut apporter à cette affirmation apparemment évidente :
Si les deux courbes sont globalement ascendantes jusqu'en 1794 (avec une chute en 1793 à Bellenaves), elles retombent brusquement au cours de la dernière année. Faut-il y voir une conséquence des événements politiques qui entourent, après les journées de prairial an III, l'adoption et le vote de la constitution de l'an III, comme si la prudence à l'égard de l'état devenait une règle de la vie au village ? Ou bien s'agit-il d'une chute conjoncturelle sans raison particulière ? La courbe des résultats à Bellenaves jusqu'à la fin de l'an VI (septembre 1798), hors de la période étudiée ici, montre que les procès en justice pénale continuent à diminuer en nombre (16 en 1796 ; 1 en 1797 et 0 en 1798) et semblent donc donner valeur au premier terme de l'alternative. Mais la même étude conduite par l'auteur dans le canton d'Ébreuil, mitoyen de celui de Bellenaves dans l'Allier, infirme cette conclusion : si la courbe est parallèle à celle de Bellenaves jusqu'à la fin 1795, elle s'élève nettement au cours des années suivantes, à l'inverse de ce qui se passe dans les deux cantons analysés et comparés ici. Il serait donc hasardeux de vouloir trancher le débat et il est préférable, en l'attente d'autres études similaires, d'en rester au simple constat des faits. Le tableau qui a été dressé en annexe 1 fait immédiatement apparaître d'importantes différences entre les deux juridictions de Boissise-la-Bertrand et de Bellenaves. D'une part, le nombre total des procès intentés au pénal présente une différence très importante : 148 à Boissise et 43 seulement à Bellenaves. Y aurait-il plus de délinquants le long de la Seine qu'au bord de la Bouble ? Ou les forces de police seraient-elles plus vigilantes près de la capitale ? Ici encore l'étude des objets de ces procès peut seule apporter quelques éléments de réponse. D'autre part, les deux grandes rubriques mises en place [30] (références aux textes législatifs à caractère général – références aux textes législatifs à caractère conjoncturel) offrent de notables disparités numériques : 98,6 % pour la première à Boissise et 79,1 % pour la même catégorie à Bellenaves. Par ailleurs, si, dans les deux cantons, le nombre des délits commis par des bestiaux sur des propriétés publiques ou privées (2G) [31] est proportionnellement assez comparable (58,1 % à Boissise et 46,4 % à Bellenaves) et occupent, de très loin la première place dans le prétoire de la justice correctionnelle, la plupart des autres délits se trouvent très diversement présentés. L'étude ne peut présenter quelque intérêt statistique que si le nombre de ces procès dépasse une quinzaine de cas [32]. Le tableau suivant en dresse la liste :
Compte tenu des données ainsi chiffrées, la présente étude se limite aux seuls délits commis par des animaux sur les propriétés des plaignants. La prédominance des délits commis par des animaux (2G) Ce type de délits donne lieu, dans les deux cantons, à des poursuites pénales ; mais leur importance quantitative est très différente (86 à Boissise et 13 à Bellenaves) comme est différente leur présence dans le temps, ainsi que l'indique le diagramme qui suit :
D'une part, les chiffres concernant l'année 1791 sont de peu de valeur, les lois définissant les règles à appliquer en matière de police correctionnelle comme en matière de police rurale n'ayant été promulguées qu'au cours de la seconde partie de l'année et leur application n'ayant donc pu porter que sur une courte période ; d'autre part, la faiblesse quantitative des cas repérés à Bellenaves pendant toute la période ne permet pas d'établir une réflexion pertinente sur ce canton. Ceci dit, la différence quantitative entre les deux cantons est trop importante pour ne pas poser au chercheur une série de questions. Le nombre des bestiaux susceptibles de causer des dégâts est-il si différent dans les deux cantons ? Aucune statistique ne permet d'apporter une réponse précise. Les possesseurs de ces bestiaux sont-ils moins soucieux du respect des lois à Boissise qu'à Bellenaves ? C'est possible, mais aucune indication, dans les attendus des procès comme dans les autres affaires ne donne une solution. La vaine pâture traditionnelle est-elle plus habituelle et plus "laxiste" dans la région briarde que sur les terres du Bourbonnais ? Ni les coutumes ni les procès intentés dans le cadre de la justice seigneuriale de Bellenaves [33] ne peuvent éclairer le problème. Un seul élément peut être pris en compte pour éclairer, au moins en partie, ce constat : à Bellenaves, il semble que les exactions commises par les animaux, notamment dans les forêts, soient plus systématiquement dépénalisées par le juge et traitées pour l'essentiel dans le cadre de la justice civile : sur l'ensemble de la période 1791-fin de l'an VI étudiée par les auteurs de l'ouvrage cité précédemment, si 29 cas de dégâts causés aux propriétés par des animaux sont portés au pénal, 32 ne donnent lieu qu'à des actions en justice civile [34] ; à Boissise, et sur les seules années 1791-1795, aux 86 affaires portées au pénal ne correspondent que 14 cas instruits dans le cadre de la justice civile. La proximité des agitations parisiennes, l'importance des grandes propriétés mises en fermage, la pression plus contraignante des autorités administratives, et notamment des procureurs des communes puis des agents nationaux expliquent-elles cette différence dans la situation juridique des même faits ? Il n'est pas possible, ici encore, de conclure entre ces diverses hypothèses explicatives ; mais le fait demeure et justifie, semble-t-il, une analyse différenciée du phénomène. Un tableau permet de visualiser les lieux dans lesquels les dégâts ont été commis :
Bien que les chiffres concernant Bellenaves soient
de faible importance, il apparaît que ces lieux témoignent, ici encore, des
différences entre les structures géographiques et économiques des deux cantons.
À Boissise, zone de campagne ouverte et de grande propriété, les dégâts commis par les habitants et leurs animaux concernent d'abord les bois et les terres cultivées dans lesquels les ramassages et les pacages font partie de traditions séculaires que la nouvelle législation réduit au minimum au nom du droit sacré de la propriété. La résistance aux modifications de la coutume s'exacerbe à l'époque du gouvernement révolutionnaire et notamment entre le printemps 1793 et thermidor an II, la justice de paix étant alors un lieu où l'on peut contester les nouveaux droits de la propriété privée sur les habitudes communautaires anciennes : au cours de ces 16 mois, 32 des 41 procès intentés pour des dégâts commis par des bestiaux portent sur ces délits. Ainsi [35], "le jeudy dix huit juillet mil sept cent quatre vingt treize, deuxième année de la république francoise a comparu le citoyen Caille, fermier cultivateur à Servigny, municipalité de Lieusaint, demandeur, contre Delhomme et sa femme, Boulanger, sa femme et leur servante, Modeste Leroy et sa servante, le nommé Bernard et le père Cadet et son garcon, tous demeurant au Petit-Plessis, municipalité de Savigny sur Balory, défendeurs et délincants (…) au sujet de délits par eux commy dans les prez et avoine dudit sr Caille". À la suite des déclarations du procureur de la commune et de celles des prévenus, le juge de paix, dans ses attendus souligne que "le foin etoit enlevé lorsque le vaches y ont eté (…) ledit sr Caille n'a pas coutume d'y faire du regain et qu'au contraire les bestiaux ont coutume d'y aller après laditte recolte (…) il n'y avoit pas de fossé ni de cloture (…) pas de dommage dans l'avoine et l'orge qu'ils ont traversé" en conséquence de quoi il condamne les délinquants à une simple "défense de recidiver" et à des dommages et intérêts de 5 livres " dus solidairement", somme faible et sans accompagnement d'aucune peine d'amende ou de prison [36]. À Bellenaves, zone de petites propriétés parcellisées et de forêts domaniales, près de la moitié des procès (6 sur 13) sont intentés pendant la seule année 1794, entre janvier et septembre : malgré la faiblesse numérique des cas, il est possible de voir là une certaine correspondance entre les deux cantons, même si dans l'Allier, les délits causés par les animaux ne se trouvent pas, à une exception près, dans les zones forestières. L'étude des prévenus, témoigne de différences à la fois quantitatives et qualitatives entre les deux cantons. Dans les 13 procès de Bellenaves, 26 individus comparaissent devant le juge de paix, dont seulement 3 femmes ; 4 procès concernent des délits collectifs, 9 mettant en cause des individus isolés. Parmi les hommes, un seul n'a pas d'état indiqué ou de profession définie. Les autres appartiennent en majorité aux catégories liées directement à la propriété ou à l'exploitation de la terre ( 16, dont 2 petits propriétaires, 4 locataires, 4 cultivateurs, 3 métayers et 3 journaliers), les autres exerçant des professions artisanales (un meunier, un maréchal et un boulanger) ou commerciales (3 voituriers) : la profession des trois voituriers explique la possession d'animaux et les délits dans lesquels ils peuvent être impliqués. Dans tous ces cas, les délits concernant la divagation des animaux sont le fait de petites gens qui tentent de limiter leur misère en faisant paître au moindre prix leurs animaux. Dans les 86 procès de Boissise, 238 personnes, dont 67 femmes, sont traduites en justice pénale et correctionnelle ; 25 hommes et 5 femmes comparaissent dans plusieurs affaires, les récidives pouvant aller jusqu'à 4 fois pour certains prévenus. Le nombre des actions collectives est beaucoup plus important qu'à Bellenaves, 42 affaires (soit près de la moitié) ayant trait à des divagations d'animaux provoquées ou tolérées par plusieurs individus. La situation juridique et économique des femmes peut
être approchée dans cette étude. Elles sont moins nombreuses que les hommes à
récidiver dans ce type de délit (5 contre 25 hommes) ; 5 d'entre elles sont
totalement "anonymes" dans les minutes (il s'agit de 4
"servantes" et d'une "domestique") ; 27 sont simplement
mentionnées comme la femme de …, 16 comme la veuve …, 7 comme la
fille de …, 1 comme la mère de …: la dépendance de ces femmes dans
le cadre familial est nettement marquée et leur comparution, lorsqu'il s'agit
de femmes mariées ou d'enfants, ne se fait évidemment qu'avec l'autorisation de
leur époux ou de leur père, seul maître juridique de la famille. Leur troupeau
se résume à quelques têtes de bétail, comme dans le cas de "la femme de
Cyprien Bignet, manouvrier, demeurant à Savigny sur Balory", accusée
le 29 août 1793 [37]
par "le nommé Rozay, laboureur" dans la même commune, pour
avoir "fait paître sa vache dans une piesse de pré appartenant au
demandeur" ; elle est condamnée, avec son époux, à verser au plaignant
3 livres de dommages-intérêts, à une amende de 30 sols qui sera versée
immédiatement au receveur de l'enregistrement, ainsi qu'aux dépens.
Seule "la veuve Galice", demeurant à Cesson, connaît un sort
plus valorisant [38]
: elle est "fermière" de terres importantes en revenus ; elle
dispose d'un cheptel nombreux constitué notamment de 250 moutons et peut
rivaliser avec les hommes qui ont le même rang social, comme en témoignent les
actions qu'elle intente par ailleurs, soit pour faire reconnaître ses droits
d'usufruit sur les domaines qu'elle gère, soit pour réclamer aux cultivateurs
qu'elle emploie les sommes et les travaux qui lui sont dus. Les troupeaux qui
sont cause de sa comparution en justice de paix sont importants à l'instar du
jugement rendu le 19 juillet 1792 [39]
où Jean Foucault, "fermier laboureur demeurant à Vert-Saint-Denis"
se plaint des "degats commis par un troupeau de 250 moutons appartenant a la dame
Galice et conduits par son bergé sur les terres …". Le
demandeur est d'ailleurs débouté et condamné aux dépens, car, constate le juge
à partir des dénégations de la prévenue, "ladite dame Galice est en
possession depuis nombre danné et notamment depuis plus dan et jour de faire
conduire son troupeaux". Si les divagations d'animaux sur des terrains privés ou publics amènent un certain nombre d'individus dans le camp des prévenus, il s'agit parfois d'actions qui mettent en cause les droits coutumiers de vaine pâture dont les textes législatifs ont modifié brutalement l'usage. Par exemple, la même "Dame veuve Galice, fermière à Cesson", le 21 juillet 1791 [40], intente un procès contre la femme de Pierre Brisset, demeurant à Cesson qui "a envoyé sa vache dans un pré dépendant de la ferme de la veuve Galice". Celle-ci fait appel à la loi du 26 juin1790 qui prévoit "l'exécution des coutumes et usages en matière de pâturage et que la coutume de Melun défend d'aller dans les prés à regain avant la Saint-Rémy [41]". La prévenue et son mari se voient interdire de récidiver et sont condamnés aux dépens sans dommages-intérêts ni amende [42]. Les plaignants peuvent être de même inventoriés et classés. Dans les 13 procès recensés à Bellenaves pour ce type de
délit, à l'exception de François Berthomier, meunier du Moulin Auclair à
Échassières, les plaignants sont soit les plus importants propriétaires
fonciers du canton [43], soit l'agent
national de la commune qui se porte partie au nom des gardes qui ont dressé des
procès verbaux. Par exemple, le 29
juillet 1794-11 thermidor an II, René Esmelin, agent national de la commune et
par ailleurs fils du juge de paix, fait comparaître six habitants pour "sept
chèvres capturées par le garde champêtre dans un plant vif". Aucun
petit propriétaire, aucun métayer ou fermier d'une locaterie n'intervient comme
demandeur à ce sujet devant la justice correctionnelle : les délits ne sont-ils
commis que sur les propriétés conséquentes, ou bien les petits exploitants
agricoles hésitent-ils à faire appel à la justice de paix lorsque leurs
exploitations sont l'objet de dégâts causés par les animaux d'autrui ? L'une
ou/et l'autre des hypothèses reste plausible en l'absence d'autre
renseignement. Dans les 86 procès du même type à Boissise, trois catégories principales de
plaignants [44] se révèlent :
les grands propriétaires agissant directement dans les conflits ; les fermiers
généraux de ces grands propriétaires ou d'autres possesseurs de grands domaines
; les autorités locales. À l'exception du sieur Dartois qui n'intervient qu'une seule
fois pour ses propriétés du village des Joies à Boissise-la Bertrand, tous les
grands propriétaires fonciers du canton se présentent devant le juge de paix
pour réclamer l'application des procédures pénales à propos de la divagation
d'animaux sur leurs terres. Le plus présent de ces plaignants est le sieur
Claude-Xavier Caroillon des Tilliers, propriétaire de la terre de Sainte-Assise
à Seine-Port (anciennement Saint-Port) [45] qui, entre le 12
avril 1792 et le 14 mai 1795-24 floréal an III, intente 8 procès aux
propriétaires des bestiaux qui viennent paître sur ses domaines. Avec lui, se
trouvent Jean Barre-de-Saint-Venant, propriétaire de la terre de Fortoiseau
(dépendant alors de la commune de Dammarie-les-Lys), De Chalais-Jonville à
Saint-Fargeau (Jonville), Fraguier au Mée, Edmée Laborne à Vert-Saint-Denis
(Bréviande) et le roturier Poupault à Dammarie-les-Lys (Farcy). Dans la seconde catégorie se trouvent tous les fermiers
ou fermiers laboureurs qui forment cette "fermocratie" locale
chère à Jean-Pierre Jessenne [46] : Edmée Aymard
de Cesson (Saint-Leu), Claude Caille de Savigny, André Coisnon de Saint-Fargeau
(Auxonnettes), Nicolas David (Cesson), Duclos (Le Mée), Jean Foucault de
Vert-Saint-Denis (Bréviande) et Henri Rabourdin aussi de Vert-Saint-Denis. Seul
Jean Foucault intervient à deux reprises, les autres ne se plaignant qu'une seule
fois. Plus directement liés à la population locale dont ils sont parfois les
élus, ils sont moins souvent en butte aux dégâts commis par les divagations
d'animaux que les grands propriétaires eux-mêmes : en ces temps de contestation
et de révolte paysanne, les propriétés de ceux qui sont directement considérés
comme des ci-devant sont sans doute des lieux plus ouverts au pacage libre des
troupeaux individuels ou collectifs. Enfin, les autorités locales, par la voie du procureur de la
commune (et de l'agent national à partir de 1793) ou du maire et de ses
officiers municipaux, font aussi appel à la justice correctionnelle et pénale
pour interdire aux habitants d'utiliser le domaine public comme terrain
illimité de vaine pâture : ainsi, Jean Bouillet, procureur de la commune de
Dammarie-les-Lys, intente le 26 juillet 1792 [47] contre le sieur
Cabouret, fermier de la même paroisse, à cause d'un "troupeau de 350
moutons qu['il] envoie journellement sur les uzelles de la commune uniquement
destinées pour les bestiaux de la commune" ; le prévenu est condamné
aux dépens et se voit interdire de récidiver. Certaines municipalités
n'hésitent pas à se pourvoir devant le juge de paix pour faire respecter contre
d'autres municipalités leurs droits de propriété et d'usage sur ces "uzelles".
Ainsi, à propos d'un "delit commy (…) par le citoyen
Hautefeuille (…) en menant paître son troupeaux de moutons sur la partie
des uzelles de Boissise la Bertrand, le long de la troisième remise (…)",
Jean-Pierre Dautremont, agent national de la commune de Boissise-la-Bertrand,
réclame le 5 mars 1794-15 ventôse an II [48] contre le
prévenu l'application de la "loy rurale" des 28 septembre-6
octobre 1791, et contre l'agent national de Cesson, Jean Hanat, la rigueur de
la loi du 25 juin 1793 concernant les biens communaux [49]. Le même jour,
les deux agents nationaux s'affrontent à propos de dégâts commis par "les
troupeaux d'Edmée Aymard", fermier à Cesson, "conduits par le
berger dudit Aymard, le nommé Etienne Huet". Dans les deux cas, le
juge condamne les délinquants aux dépens et leur défend de récidiver, mais il
se garde bien de se prononcer sur la propriété desdites uzelles entre les deux
communes, renvoyant celles-ci à se pourvoir "devant les juges qui
doivent en connaître". Le même jour encore, le même Dautremont réclame
au civil contre les municipalités de Cesson d'une part et de Vert-Saint-Denis
d'autre part, la reconnaissance du droit de propriété de la commune de
Boissise-la-Bertrand, d'uzelles contestées ; le juge renvoie à nouveau les parties
devant les juges compétents. Ces conflits témoignent de l'importance ici de ces
biens communaux [50], importance
qu'on ne trouve pas dans les actes de la justice de paix de Bellenaves. Par
ailleurs, ils mettent en évidence l'une des fonctions exercées par ces agents
nationaux, héritiers provisoires des procureurs des communes et prédécesseurs
des commissaires du pouvoir exécutif
auprès des municipalités de canton sous le Directoire. Au total, l'examen précis des procès concernant les dégâts
commis par les animaux sur les propriétés foncières témoigne de l'importance de
l'usage ancestral des droits de vaine pâture et des différences notables qui
existent dans leur application dans ces deux cantons ruraux. Pour conclure provisoirement ... Cet essai de travail croisé entre les minutes des justices de
paix de deux cantons ruraux entre 1791 et 1795
montre les limites et les perspectives que présentent les études
monographiques sur une période restreinte, même si ce moment est capital dans
la chute de l'Ancien Régime. Limites, car le seul champ d'étude parcouru ici, tant du
point de vue géographique que chronologique répond moins aux questions posées
qu'il n'appelle une extension beaucoup plus large. Il serait en effet
indispensable de poursuivre cette analyse dans d'autres régions françaises (les
zones de montagne, les paysages de l'Ouest bocager, les pays du Sud-Ouest aux
structures juridiques fortement marquées par le droit romain, etc.) pour
dresser un tableau plus complet de l'image de la France rurale en cette fin du
XVIIIe siècle. De même, l'étude des conflits qui peuvent opposer, au civil
comme au pénal, les éléments divers de cette paysannerie gagnerait en
pertinence si elle se poursuivait, au-delà même de la période révolutionnaire
et impériale jusqu'aux grands mouvements d'exode rural que connaissent, par
grands soubresauts, les XIXe et XXe siècles. Enfin, les dossiers de la justice
criminelle peuvent apporter leur lot de renseignements, notamment en ce qui
concerne le sort et le rôle de tous les exclus de la "société rurale reconnue"
que sont les vagabonds et les sans titres qui parcourent au gré de leur misère
les campagnes françaises et commettent, ici ou là, un certain nombre de délits. Perspectives, car, à nouveau, apparaît assez clairement ici
l'intérêt que recèlent les fonds d'archives judiciaires pour les connaissances
historiques. Parce qu'ils présentent une grande homogénéité dans leur
expression linguistique (les codes des auteurs de ces actes sont parfaitement
normalisés) et qu'ils concernent des domaines bien délimités des rapports
humains (ici les conflits interindividuels et les relations de l'individu à la
loi), ils permettent de mettre en place une certaine pertinence dans la
recherche comparative en histoire. D'une part, les conditions de production de
ces documents sont comparables : une organisation judiciaire de base pour la
première fois territorialement unifiée par la création de ces justices de paix
; une situation économique et politique liée, autour de Boissise-la-Bertrand
comme aux environs de Bellenaves aux mêmes bouleversements politiques qui
touchent également les deux ensembles ruraux considérés ; une même prégnance
des structures anciennes sur la vie quotidienne de la population rurale qui se
reconnaît encore mieux dans ses coutumes et usages que dans la nouveauté des
textes législatifs nouveaux. D'autre part, et a contrario, les différences
vécues au sein de cette paysannerie française qui forme l'essentiel de
population à la fin du XVIIIe siècle, apparaissent comme beaucoup plus
importantes que ne le laisserait supposer l'unicité de sa définition. La
présente étude confirme, s'il en était besoin, et précise dans le domaine
spécifique de l'exercice de la justice de paix, la très grande variété des
situations individuelles selon les lieux où se trouvent les acteurs de la vie
économique et sociale. Aux grandes propriétés foncières que possèdent autour de
Paris un certain nombre de nobles et de grands financiers de l'entourage royal
et qui sont gérées au nom et place de ces propriétaires par d'importants fermiers
généraux, s'opposent la multitude des petites parcelles, exploitées directement
ou mises en métayage, qui constellent le paysage du sud bourbonnais. Là, les
relations humaines, plus ouvertes aux échanges, se caractérisent au niveau des
conflits par la place occupée par les intérêts marchands que révèlent bien des
procès, qu'il s'agisse de la défense des droits de propriété ou des conflits
liés aux prestations de service entre fermiers employeurs et manouvriers
salariés. Ici, les rapports entre les individus sont d'autant plus compliqués
qu'à quelques exceptions près de propriétaires exploitants d'une certaine
aisance, la masse des producteurs agricoles est composée d'infimes
propriétaires de lopins de terre qui se louent par ailleurs pour assurer le minimum
de survie à eux-mêmes et aux leurs : les différences sociales sont moins
évidentes et les conflits interindividuels d'ordre économique portent moins sur
les rapports salariaux que sur les relations de voisinage et la défense des
éléments quotidiens de survie, comme en témoigne l'importance des dettes
contractées tout au long de l'année et que les créanciers, souvent eux-mêmes
peu argentés, réclament devant le juge de paix après les récoltes estivales et
les vendanges d'automne. Paysannerie française ou paysans des divers paysages
de France ? Tels demeurent les termes de la problématique et de l'alternative
de ce propos.
Extrait
d'un jugement en comparution volontaire de deux sœurs héritières [51] " Ouy les parties en présence, de l'avis de nos assesseurs, considérant que laditte Marie Deboudard est demeuré avec sa mere pendant l'espace de quinze ans, qu'après le decés de sa mere arrivé depuis environ dix mois elle fut rester avec Pierre Sinturel et Gilberte Deboudard, sa femme, ou elle transporta tous les effets qui etoit dans la maison maternelle, que ses effets appartenoient tant a laditte Marie Deboudard qu'a sa ditte mere puisque de l'aveu même de laditte Gilberte Deboudard, sa sœur, ils avoient eté acheptés soit par l'une soit par l'autre (…) disons que nous avons ledit Pierre Sinturel et sous son authorité laditte Gilberte Deboudard, son epouse, condamné a ouvrir divizion et partage à laditte Marie Deboudard, leur sœur et belle sœur, des meubles dont la description s'ensuit, scavoir : rideaux de toille ; deux coches de lit ; un chevet avec sa plume neuve ; un coffre en menuiserie sans serrure ; une mauvaise mes [52] ; une chaudière ; une marmitte de fer ; deux chevres ; deux oies ; une chaise de paille avec un ban ; deux chaises de cuvier ; deux echelles ; une entrousse [?] de porte en paille ; deux planches ; trois cuillieres d'etain ; cinq fourchettes ; cinq bouteilles dont trois de ver et deux de terre ; une cuilliere de bois ; six plats de terre ; une ecuêlle de terre ; un pot a l'eau de fayance ; un t(…) de terre ; trois pots ; un mauvais sacs de coutils avec du gland ; cinq assiettes ; une boutasse [53] pleine de plumes neuves ; un echevau ; un pagnier ; cinq petits pagniers ; un bois de lit garni de planches ; une serpe ; deux brenions [54] et la plume salit qui est dans les coêttes ; une mauvaise couetrille qui contient de la bale d'avoine ; un mauvais sac de coutil ; deux mauvaises chemises et quatre livres de plume neuve (…).
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