G.-J.B. Target (1733-1807)

 Que font alors les paysannes ? 

L'exemple des cantons d'Ébreuil et de Bellenaves sous la Révolution

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Sommaire de l'article (vous pouvez accéder directement à chacune des sections du texte en cliquant sur les mots soulignés) 

 

Introduction. Millions de femmes inconnues ?
Les "ci-devant"
Les "demoiselles", "dames" et "épouses" de bourgeois
Les "propriétaires"
Les "commerçantes"
Les "domestiques"
Et toutes les autres ...
Conclusion

 

Cet article, non publié, a fait l'objet d'une communication orale devant l'assemblée générale de la Société des études robespierristes le 19 mars 1999

 

Millions de femmes inconnues ?

 

Les femmes sous la Révolution ont fait l’objet d’un grand nombre d’études, notamment au cours des vingt dernières années ; un colloque leur a été consacré à Toulouse, en avril 1989. Mais toutes ces études gravitent essentiellement autour des femmes des villes qui réclament du pain, fondent des clubs, assistent aux assemblées, y prennent la parole, sont jugées aussi ... et quelquefois guillotinées. Les droits qu’elles ont acquis, et que souvent on leur a ensuite repris, sont eux aussi bien connus.  Mais "Que font alors les paysannes ?" telle est la question qu’Annette Rosa pose dans son livre Citoyennes. Les femmes et la Révolution Française  [1], paru en 1988 et elle y répond partiellement : "(…) nous n’en savons presque rien... la paysanne est muette. Dix millions d’inconnues (...)".  

C’est aussi la constatation faite à Toulouse par René Souries et Marie-Laure Arripe qui s’expriment ainsi : "Dans toutes les situations analysées, ce sont les femmes des villes qui sont perçues. Ceci procède sans doute de la nature de la documentation, plus abondante en ville, mais c’est un appel à vérifier s’il n’existerait pas aussi une documentation pour les campagnes" [2].

Les actes de la justice de paix font partie de cette documentation jusqu’à maintenant peu exploitée. Demanderesses, défenderesses ou témoins, mais jamais expertes, les femmes sont nombreuses à intervenir auprès du juge de paix. La lecture attentive des actes du corpus les tirent en partie de l'oubli.

 Au total, sur 1894 individus différents, demeurant dans les cantons de Bellenaves et d’Ébreuil dans l'Allier, et intervenant en justice de paix entre 1791 et 1798, 490, soit un peu plus de 25 % sont des femmes. Leur participation est donc loin d’être négligeable.

Qui sont ces femmes ? et que sait-on de leurs activités, de leur vie ?

 

Lorsqu’elles interviennent en justice de paix, leur statut familial est - contrairement à celui des hommes - toujours mentionné. Sur les 972 interventions de femmes, 391, soit 40 % sont le fait de femmes mariées ou remariées toujours représentées ou autorisées par leur mari ou à défaut par le juge – elles n’ont pas alors le droit d’ester de leur propre chef -, 34 % celui de veuves, 25 % celui de célibataires "filles majeures" comme elles sont appelées dans les actes, et 1 % celui de femmes séparées (il n’y a que 3 femmes officiellement séparées sur les 490 du corpus).

 

Leur degré d’instruction, établi sur le fait de savoir signer, paraît bien faible pour l’époque : si pour l’ensemble des deux cantons 27,3  % des hommes signent, 13,5 % seulement des femmes,  soit la moitié moins, savent le faire. Par ailleurs toutes les femmes sachant signer, sans exception, habitent les trois communes les plus peuplées de chaque canton - ceci est vrai également pour les hommes dans le canton de Bellenaves, mais pas dans celui d’Ébreuil.

 

Leur place dans la société, telle qu’elle apparaît dans la justice de paix, est nettement différenciée suivant leur naissance, leur profession ou l’absence de toute détermination les concernant hors leur situation familiale. Nous les avons regroupées ici en six catégories que nous examinerons successivement : les ci-devant, les bourgeoises, les propriétaires, les commerçantes, les domestiques et enfin l’ensemble de toutes celles qui ne sont pas qualifiées dans les actes.

 

Les "ci-devant"

 

Dans le corpus, deux femmes seulement ont appartenu à la noblesse. Il s’agit d’une part de "Dame Elisabeth de Resclème de Lyonne, veuve du Sieur Du Ligondès, demeurant au château de Rochefort" en 1791, appelée en 1798 la "citoyenne veuve Ligondès" et, d’autre part de  "Dame Geneviève Mallet de Vendaigre, épouse séparée quant aux biens d’Amable Vimy de Villemont" en 1791 appelée "Geneviève Mallet Vendaigre" en 1796 . Toutes deux possèdent un riche patrimoine en terres et bois.

Ces deux femmes, qualifiées de "propriétaires" dans les actes intentent la première 12 et la seconde 4 actions auprès du juge de paix. Jamais elles ne comparaissent en personne. La première est toujours représentée par son régisseur, la seconde par le "prêtre-curé" de Valignat qui est en 1791 son "fondé de pouvoir", mais en 1796 fait "officieusement pour la citoyenne Geneviève Mallet de Vendaigre". Dans toutes les actions menées en leur nom, elles sont citées comme demanderesses : jamais personne ne les attaque mais les défendeurs parfois se défendent effectivement et demandent un transport sur les lieux contentieux  avec appel à témoins.

Sur les 16 demandes qu’elles présentent, 14 correspondent à une défense effective de leurs propriétés, pour le respect de leur intégrité d’une part : refus de toute anticipation, demande de plantation de bornes, affirmation de la possession des plants vifs les limitant, action contre le creusement de fossés qui les abîme; pour le respect de leur droit à les exploiter  d’autre part : action pour enlèvement de pierres et pour divagation de chèvres  qui ont endommagé les précieuses haies. Les deux autres actions concernent des petites quantités de produits agricoles impayées, du blé en 1791, de l’orge en 1798.

Ces demandes ne se répartissent pas régulièrement dans le temps : 3 sont présentées en 1791 et au début de 1792 ( le 2 mars pour la dernière), puis il y a une interruption totale jusqu’au mois de mars 1796, où 8 demandes de reconnaissance de limites sont traitées le même jour au nom de madame Duligondès.

 

Pour ces ci-devant nobles rurales, les années les plus " révolutionnaires " semblent, en dehors de la perte de leurs titres, n’avoir été qu’un temps de latence pendant lequel on a évité d’attirer l’attention de la puissance juridique locale, en laissant même les paysans empiéter sur les propriétés; mais aussitôt que le danger s’est éloigné, elles n’ont pas hésité à faire reconnaître leurs droits.

 

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Les "demoiselles", "dames", et "épouses" de bourgeois

 

 Ont été regroupées ici les femmes dont l’appellation dans les actes dénote une certaine notoriété : les "demoiselles" - il y en a 3 -, les "dames" - elles sont  11 au total (pour 51 sieurs) et 3 femmes dont le père ou le mari sont appelés "sieur" ou "bourgeois" mais qui ne sont pas, elles-mêmes qualifiées ; en effet le titre de "bourgeoise" n’est jamais donné aux femmes dans les actes. Toutes ces appellations disparaissent d’ailleurs totalement après 1792. On n’est plus alors que citoyenne ou citoyen, propriétaire ou qualifié professionnellement.

Ces 17 femmes  (les hommes "bourgeois" ou "sieurs" sont 38) sont citées à des titres divers dans 77 actes.

En justice civile ou au bureau de conciliation elles elles sont demanderesses dans 42 cas. C’est en 1792 et en 1796 qu’elles interviennent le plus souvent. En 1793, elles sont particulièrement discrètes, avec une seule demande alors qu’elles en ont présenté 15 l’année précédente.

Leur souci le plus fréquent est la gestion de leurs propriétés qu’elles supervisent elles-mêmes. Ainsi elles traduisent fréquemment en justice leurs métayers  (16 demandes). Puis,  comme les ci-devant, elles veillent au respect de l'intégrité  de leurs terres (14 demandes).

Dans presque 60% des cas (25 sur 42), elles viennent elles-mêmes devant le juge de paix, autorisées ou accompagnées de leur mari le cas échéant. Quand elles ont recours à un représentant, elles choisissent en priorité des notaires ou huissiers.

Mais ces femmes comparaissent aussi en justice comme défenderesses. C’est pour des salaires ou des travaux impayés qu’elles sont le plus souvent mises en cause; comme en demande, elles comparaissent aussi pour des atteintes à la propriété, pour des questions d’héritage ou pour des conflits avec leurs métayers. Elles sont dans ce rôle aussi très présentes : elles viennent se défendre elles-mêmes 22 fois sur les 26, et n’envoient un représentant (un notaire) qu’une seule fois.

À titre d'exemple, j'évoquerai l'une d'entre elles, Anne Barratier de Bellenaves.

L'ensemble des 14 procès dans lesquelles elle comparaît peut se répartir en trois groupes, d'ailleurs liés : les querelles de famille, l'héritage des parents, la gestion des biens.

En 1792, Anne intervient deux fois contre la famille de son frère aîné : elle aurait été injuriée, traitée de "bougresse, de de putain, de voleuse" [3]; mais elle ne peut présenter de témoins et le juge, prudent avec ces notables fort aisés, ne fait aux parties que des remontrances paternelles.

Entre 1795 et 1797, une querelle acharnée déchire la famille  à propos de la succession du père, ancien lieutenant de la justice seigneuriale de Bellenaves. En vertu de la loi du 17 nivôse an II, une répartition égalitaire des biens a eu lieu. Mais Jean-Baptiste, le frère aîné, faisant ensuite appliquer la loi du 9 thermidor an III qui rapporte l'effet rétroactif du texte précédent, veut reprendre son titre et ses avantages de "seul universel héritier" [4] du père. Anne, comparant à neuf reprises à ce sujet, se défend bec et ongles devant le juge de paix afin

-         que la répartition de l'héritage de la mère (qui n'avait pas pris de dispositions testamentaires) soit réexaminée,

-         que les héritages qui venaient du chef de cette dernière soient disjoints de la succession paternelle,

-         que la gestion de cette dernière (la somme dépasse 15 000 livres!) fasse l'objet d'une évaluation précise.

L'acharnement est aussi fort chez les deux protagonistes, et le juge de paix, constatant l'impossibilité d'un accord, renvoie toujours – et prudemment - les parties devant les juridictions supérieures.

Enfin dans trois affaires, en 1793, 1795 et 1796, elle est demanderesse contre les tenanciers de ses terres à propos de compte d'animaux, de prêt de froment ou d'impositions foncières. Mais en 1797, c’est elle qui est défenderesse à propos de six mois de gages impayés à une domestique et de l'argent dû à un charpentier ; elle reconnaît les faits, mais demande un délai pour régler ses dettes. Sa situation de fortune semble s’être dégradée : la redistribution de l’héritage est certainement en cause.

 

Femme instruite, au fait des droits que peuvent lui conférer aussi bien la Coutume que les nouvelles lois, Anne Barratier se bat avec ardeur et ténacité pour défendre, conserver et gérer ses biens. Elle comparaît toujours en personne. Par ses préoccupations comme par les actions qu'elle mène devant le juge de paix, elle est bien emblématique de ces "bourgeoises" des campagnes qui veulent s'affirmer, sur le plan individuel au moins. Quant au plan politique, pour elle comme pour toutes les autres femmes du corpus, il n'en est ici jamais question.  

 

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Les "propriétaires"

 

Dans le Coutumier du Bourbonnais il est écrit :

" Le mari a le gouvernement & administration des héritages & possessions de sa femme, le mariage durant, & est seigneur des biens meubles, fruits, revenus & émoluments appartenants à la femme ... mais il ne peut vendre, ni aliéner les héritages de la dite femme, sans son vouloir & consentement. "[5]  

Cet article enlève donc de fait aux femmes mariées, toute la gestion de leurs biens propres : le terme de "propriétaire" n’a pour elles que peu de sens, et il n’est dès lors pas étonnant qu’il ne soit jamais employé dans le corpus à leur sujet, sauf pour une veuve remariée. Curieusement les célibataires, même si elles interviennent en tant que propriétaires, comme c’est le cas d’Anne Barratier, ne sont jamais reconnues non plus comme telles. Seules les veuves et les femmes séparées le sont.

Elles ne sont que 12 dans ce cas, dans 18 actes au total qui se répartissent inégalement au cours de la période : ce titre n’est jamais donné en 1793 ni en 1794, mais il apparaît 11 fois en 1796 et 1797. Pourtant plusieurs femmes célibataires sont intervenues pour la défense de leurs propriétés dès 1792, puis comme Françoise Brunet, de Tizon, au moins une fois par an à partir de 1794 : mais il faut qu’elle attende 1798 pour être appelée "propriétaire". Il semble donc qu’avant la période directoriale, la qualification de propriétaire ne soit attribuée aux femmes qu’avec une grande parcimonie.

Sur ces 12 femmes officiellement reconnues comme propriétaires, 5 appartiennent à des catégories présentées ci-dessus : les anciennes nobles et les grandes bourgeoises. Donc 7 seulement apparaissent comme simples "propriétaires".

 

Contrairement aux deux groupes étudiés précédemment, ces propriétaires sont aussi souvent défenderesses que demanderesses. Deux cas de figure se dégagent :

- les unes possèdent des propriétés importantes et sont liées à des familles aisées, telle la veuve Lachaussée, belle-mère de Joseph-Gaspard Lesbre, notaire. Dans ce cas elles sont essentiellement demanderesses et c’est, comme les bourgeoises, la gestion des terres et le respect de leurs limites qui les mènent devant le juge.

- les autres sont de petites propriétaires qui possèdent effectivement quelques lopins que souvent on leur conteste, qui essaient de se défendre et paraissent avoir du mal à vivre malgré leur titre. Ainsi Jeanne Sinturel, veuve, copropriétaire, avec son beau-frère, d’1/34 du domaine de Sante.  En Mars 1796 elle est traduite en justice pour avoir fait paître 4 vaches dans les forêts de la nation et doit payer 44 livres de taxes. Quelques jours après, elle doit accepter une révision à la baisse d’un bail de fermage  passé avec un sabotier. L’année suivante c’est son beau-frère qui remet en cause le partage de la terre fait entre eux - l’affaire reviendra plusieurs fois en justice. Enfin en 1798 il lui est à nouveau réclamé 19£18s pour le pacage de 3 vaches et 42£ prêtées à son défunt mari, il y a neuf ans. Jeanne Sinturel est une propriétaire en grande difficulté.

 

 

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Les commerçantes

 

Elles ne sont que 8 femmes à être effectivement reconnues comme commerçantes. Trois sont cabaretières, 2 marchandes sans autre précision, 1 bouchère, 1 épicière, 1 aubergiste.

Jamais ces commerçantes n’interviennent au bureau de conciliation : c’est toujours pour de petites affaires qu’elles sont impliquées ; jamais non plus il n’est question pour elles de propriété ; il semble qu’elles ne possèdent pas de terre  qu’elles auraient à défendre. Elles sont aussi plus souvent défenderesses que demanderesses, ce qui peut être interprété comme un signe de manque de prospérité de leur commerce.

On leur réclame de l’argent, comme à Marie Mounin, veuve du premier greffier du juge de paix d’Ebreuil, qui en septembre 1798 tient un petit cabaret et n’a pu payer son droit de patente, mais qui, n’ayant vendu "que deux poinçons de vin depuis le 1er vendémiaire dernier", obtient d’être inscrite dans la catégorie inférieure et se trouve condamnée néanmoins à régler 8 F auxquels s’ajoutent les 2,10 F de dépens.

Elles doivent aussi aux fournisseurs des produits qu’elles vendent : du vin, de la toile, des animaux. Une enfin n’a pas payé sa domestique.

Curieusement elles interviennent très peu contre des clients mauvais payeurs, trois fois seulement, et au tout début de la période. Ont-elles renoncé à pratiquer tout crédit, les paie-t-on plus facilement que les hommes, ou bien hésitent-elles à intervenir auprès du juge ?

 

A titre d’exemple sur l’apport spécifique des actes de la justice de paix en ce qui concerne ces commerçantes, esquissons un portrait de Claudine Barthélémy, marchande à Ébreuil, veuve quatre fois, qui comparaît huit fois en justice de paix.

Rien ne prouve dans les documents qu'elle tienne boutique. Mais le fait qu'elle soit qualifiée en 1797 de "marchande patentée" semble indiquer qu'elle a un commerce dûment établi à Ebreuil. Cette hypothèse se trouve renforcée par le nombre et la variété des objets de sa pratique. Elle vend :

- des produits agricoles bruts : froment, blé-orge, haricots;

- des produits agricoles transformés : farine, pain, vin, tabac;

- des textiles : de la laine, de la toile et des vêtements.

À partir de 1795 ses ventes et ses achats connus en justice se font essentiellement sous forme de troc de produits :

- en 1795, elle paie la façon de la toile avec du blé, des haricots, de la farine, du pain et du tabac.

- en février 1797, c'est un troc entre trois parties qui est présenté ; elle se fait payer par un tiers en froment et vin  une somme due par son débiteur.

- en octobre 1797, c'est du froment qu'elle échange contre de la laine.

Ce type d'échange est très utilisé au moment de l'instabilité monétaire des années 1794-1796. Claudine Barthélemy le pratique couramment.

À l'exception des autres dettes dont elle est civilement responsable à la suite de ses veuvages, peu d'éléments concernant sa fortune apparaissent dans le corpus.

Elle est néanmoins susceptible de prêter de l'argent, puisqu'elle affirme que François Boulignat lui doit "quinze cents francs en assignats prêtés en germinal an quatre" (mars - avril 1796),  convertis en octobre 1797 à la somme de 21 francs.

Elle semble être propriétaire d'une maison, puisque son locataire est saisi en décembre 1797 à propos "d'une somme de soixante francs pour une année de loyer d'une maison", cependant Claudine Barthélemy n'est jamais qualifiée de "propriétaire".

 

Claudine Barthélemy, femme ordinaire, veuve, ni miséreuse ni aisée, donne l’image d’une petite marchande de bourg qui sait s’adapter à la situation monétaire et utilise pleinement, en demande comme en défense les possibilités que lui offre la justice de paix.

 

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Les domestiques

 

Les domestiques femmes présentes en justice de paix sont essentiellement des jeunes filles, parfois même des enfants : sur les 24 célibataires, 7 ne sont pas majeures. Une domestique seulement est mariée et une autre veuve.

C’est surtout comme demanderesses qu’elles interviennent auprès du juge de paix : 18 fois au total, alors qu’elles n’apparaissent que 3 fois comme défenderesses et 5 fois comme témoin.

Si leurs fonctions exactes ne sont que rarement précisées, le motif de leurs interventions en justice de paix sont, eux, clairement énoncés. Par ordre d’importance numérique ils concernent leurs gages, les relations ancillaires, leurs témoignages.

 

En premier lieu elles réclament leurs gages (8 affaires). Il semble fréquent, en effet que ceux-ci ne leur soient pas payés régulièrement : l’une a un arriéré de quatre ans, une autre de six mois, une autre encore, Marie Lacroix "fille bâtarde" comparaît comme défenderesse au Bureau de Paix et de Conciliation : elle a été placée à l’âge de six ou sept ans ; dès lors sa famille - dont on ignore tout - ne lui a plus apporté aucun soutien, son entretien étant totalement assuré par sa maîtresse chez laquelle elle est restée plus de dix ans sans jamais recevoir aucun gage en numéraire. Cependant, sur son lit de mort celle-ci fait en faveur de Marie un acte de vente de deux pièces de terre pour "se libérer d’une somme de 500 francs qu’elle devait à l’acquéreur pour cause de gages et de services". Ses héritiers attaquent le testament  et refusent de payer les 400 livres de dédommagement prévu. Les parties ne pouvant se concilier, l’affaire est renvoyée par-devant les "juges qui doivent en connaître".

Les gages domestiques se composent toujours d’une partie en espèce : de 12 à 30 livres par an  - à titre indicatif, ceux des domestiques hommes du corpus vont de 17 à 48 livres et à Paris, à la même époque il peut atteindre, d’après Dominique Godineau [6] de

 "100 à 200 livres pour une femme de confiance "

 Une autre partie leur est réglée en nature : toile (de 4 à 6 aunes), chanvre (de 1 à 3 livres), laine; quelquefois en plus, un tablier, un jupon ou un mouchoir, et une fois même, une robe de noces et  des planches propres à faire un coffre.

Les domestiques protestent aussi pour avoir été chassées de leur place, tout ou partie de leurs gages restant impayés : l’une a été "congédiée sans raison", une autre a été "mise dehors sans raison ni aucun motif valable", une autre dit "avoir travaillé quatre ans chez son beau-frère, jusqu’à l’expulsion qu’il a fait d’elle" sans jamais avoir touché de gages.

Deux fois c’est le maître qui introduit l’action, les domestiques ayant quitté la place au bout de quelques jours alors qu’elles avaient touché l’épingle.

 

Des domestiques non mariées viennent déclarer leur grossesse. Depuis l’édit du roi Henri II de 1556, les femmes enceintes hors mariage doivent déclarer leur grossesse, pour se préserver d'accusation d'infanticide en cas de décès du nouveau-né notamment. Dès la mise en place de la justice de paix, c’est le juge qui reçoit cette déclaration - le premier acte établi par le juge de Bellenaves est un texte de cette nature. Sur les 9 déclarantes du corpus, 7 sont domestiques. Les auteurs de leur grossesse sont  4 fois  le maître, 1 fois son fils, 1 fois un autre domestique, et 1 fois un "sieur" non identifié. Toujours des promesses de mariage leur ont été faites. La situation décrite à Paris par Dominique Godineau se retrouve ici :

" L’employeur de la domestique célibataire profite parfois de cette promiscuité pour la séduire, utilisant tour à tour force, promesses, cadeaux, chantage pour vaincre ses résistances "[7].

Deux d’entre elles font un simulacre d’abandon de l’enfant : elles viennent immédiatement réclamer au juge que le nouveau-né qui vient d’être trouvé leur soit confié; ainsi elles toucheront au moins la faible pension que leur versera l’État, mais ce faisant elles prennent aussi le risque qu’un jour l’enfant leur soit retiré. Une seule réclame une indemnisation après l’accouchement : dans la plus grande misère elle n’obtient que 50 livres sur les 100 demandées l’enfant étant décédé.

 

Lors du décès du maître, en l’absence d’héritiers sur les lieux, la domestique demande qu’un inventaire des biens soit fait, telle Jeanne Compagnat, qui, en janvier 1794, aide de travail d’Eloi Thiénot, ci-devant frère de la Charité et administrateur de l’hôpital de la commune d’Ebreuil, affirme, faisant référence aux événements nationaux et locaux "qu’il y avait du danger de ne pas pourvoir en ce moment à la sûreté et conservation des objets dépendant de la succession dudit défunt". Le juge termine le procès verbal de l’inventaire en précisant que "ladite Compagnat et tous les autres demeurants sont déchargés". Jeanne, qui ne sait pas signer est cependant informée des événements et sait, en l’occurrence se préserver.

 

Quelquefois les domestiques sont appelées à témoigner, bien que très rarement il est vrai : lors d’un vol de blé par exemple "autour de huit heures du soir, elle (la domestique) avait entendu du bruit, elle le dit à l’épouse dudit Bouquerot, mais (...) elle ne savait si le bruit venait d’en bas ou de dehors et qu’elle ne descendit pas pour voir d’où venait le bruit". Souvent les témoignages des femmes et des domestiques en particulier restent très imprécis; la plupart du temps elles ne font que répéter les dires des témoins interrogés précédemment. Ne savent-elles rien d’autres ou ont-elles peur de témoigner - et pourquoi ?

 

Femmes et domestiques, double infériorité, double exclusion. Néanmoins les actes de la justice de paix montrent que dans de multiples occasions elles savent s’affirmer et faire valoir leurs droits.

 

 

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Et toutes les autres ...

 

Sur un ensemble de 490 femmes différentes répertoriées dans le corpus, les catégories précédemment évoquées n’en représentent que 57 auxquelles il faut ajouter une accoucheuse et une fileuse – donc, 59 femmes soit 12%. Qui sont donc, et que font donc toutes les autres?

Demanderesses, défenderesses, parfois témoins, ces femmes sont les paysannes tout venant, femmes ordinaires qui vivent plus ou moins bien et interviennent auprès du juge de paix pour défendre ou faire reconnaître leurs droits. Pour cerner quelques aspects de leurs préoccupations, il est possible de comparer les raisons pour lesquelles elles interviennent à celles de l’ensemble des autres demandes, tous individus confondus.

C’est par rapport aux droits de propriétés qu’elles interviennent le plus : faire reconnaître leurs limites, les faire respecter, veiller à ce que les productions ne soient pas maraudées, ou au contraire aller ramasser les fruits d’un arbre ou quelques branches pour se chauffer. Les anticipations, dégâts et autres ne sont jamais très importants et c’est en justice civile que se règlent la plupart de ces conflits. Ce souci, premier chez les femmes, n’est que second pour l’ensemble des intervenants.

Ensuite c’est pour les dettes en numéraire que les actions dans lesquelles elles sont impliquées sont les plus nombreuses. Mais ici, contrairement à ce qui se passe pour les propriétés, les femmes sont plus souvent défenderesses que demanderesses. Il s’agit alors surtout soit d’obligations passées par leur défunt mari qu’elles sont dans l’impossibilité de rembourser après leur mort, soit de petites sommes dues lors de la répartition d’un héritage. Les non remboursements de prêts d’argent existent, mais ils sont relativement rares. Ce type d’objet, arrivant au second rang pour les femmes, n’est que quatrième dans l’ensemble du corpus.

Les questions d’héritages viennent ensuite : il s’agit essentiellement pour ces femmes, à côté des rares actions menées dans le cadre des nouvelles lois, de récupérer quelques meubles ou hardes laissés par un parent défunt, ou de se défendre contre une répartition hâtive qui les a lésées. Ce type de cause est beaucoup plus important chez ces femmes que pour l’ensemble des individus.(ici : 3ème rang – 9ème sur l’ensemble).

La gestion des baux de location sous toutes leurs formes, qu’il s’agisse de deux chèvres, d’une maison ou de la ferme de vastes terres, est une cause de conflits qui arrive ensuite et avec un rang et un pourcentage de fréquence exactement équivalent chez les femmes et chez l’ensemble des individus.

Puis vient le paiement des salaires domestiques ou de services ; ici encore rien ne distingue dans les pourcentages les causes strictement féminines des autres.

Par contre, les causes qui concernent les paiements de produits agricoles bruts (qui sont les plus importantes dans l’ensemble du corpus), de produits agricoles transformés, de marchandises diverses et d’animaux, ont très peu d’occurrences quand il s’agit des femmes - et, presque toujours alors, il s'agit de veuves liées au travail de leur époux défunt.

 

 

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Conclusion

 

L’échelle des préoccupations de ces paysannes, telle qu’elle apparaît dans les actes est donc différente de celle des hommes : eux interviennent en premier lieu pour tout ce qui concerne les productions, elles sont plus sollicitées par la défense de la propriété si petite soit-elle et sa gestion . Nous avons là un reflet de la différenciation des activités entre hommes et femmes au sein de la société rurale des cantons étudiés.

 

Au fil de la lecture des différents actes apparaissent aussi les occupations quotidiennes de ces oubliées; ainsi par exemple Marie Déboudard, d’Echassières, fille majeure de droit qui, en janvier 1793 réclame à Antoine Touraux une somme de 123 livres 17 sols pour l’avoir  logé, fourni le bouillon, blanchi pendant sept années, fait sa soupe, porté ses repas à la Bosse, aux Pierres Blanches; blanchi 60 livres de fil, filé du plain et de l’étoupe, fourni de châtaignes, employé des journées avec un tailleur, fourni le fil, et du fromage, l’avoir servi dans une maladie, filé de la laine, lui en avoir fourni ainsi que de l’étoffe (...) "

Ce tableau ne serait pas complet s’il n’ouvrait quelques perspectives sur les apports des actes de la justice gracieuse. En effet nombre de ces femmes ordinaires y ont recours - elles sont présentes dans plus de 70% des actes de ce type bien qu’elles ne représentent que 15% des participants - qui pour se faire attribuer la tutelle de ses enfants, qui pour faire confirmer des décisions de conseil de famille ou établir un acte de notoriété quand le curé a omis de tenir les registres d’état civil, qui encore, pour les plus aisées d’entre elles, afin de nommer des experts en cas de litige. Elles sont présentes dans tous ces actes, comme demanderesses souvent, mais elles n’y ont pas de rôle actif. En effet, jamais elles ne siègent dans les conseils de famille; quant à leur témoignage dans les divers actes d’état civil, bien qu’il soit officiellement reconnu par la loi des 20/25 septembre 1792, il n’est que très peu utilisé : sur les 150 témoins cités après cette date, 29 seulement sont des femmes, dont 16 interviennent en surnombre ... indication mince mais néanmoins significative sur la difficulté rencontrée par  ces femmes à profiter des quelques avancées qui leur sont ouvertes.

Ces actes montrent aussi d’une façon poignante la misère de quelques-unes ces paysannes. Ainsi, en janvier 1795,  Louise Chavenon, veuve et mère de deux fillettes de 10 et 13 ans demande que le curateur de ses enfants  soit autorisé à lui verser une pension alimentaire de 40 livres à prendre sur l’héritage d’un grand-oncle. Elle affirme : "(...) ses deux enfants étaient hors d’état de pouvoir gagner leur vie, et l’excessive cherté des denrées la mettait hors d’état de pouvoir leur procurer la subsistance nécessaire ni le vêtement (...) elles étaient sur le point de crever de faim et de misère".

Enfin apparaissent, comme ici, dans beaucoup d’actes de justice civile ou de justice gracieuse les difficultés importantes que les veuves ont à surmonter : règlement des dettes du défunt, rupture ou maintien de la communauté qui les unissaient, questions liées à la gestion des biens des orphelins, tutelle qui, en cas de remariage, est partagée avec le nouvel époux. Souvent aussi, les actes à ces propos mettent à jour une grande solidarité familiale qu’on ne saurait trouver ailleurs.

 

Ces femmes, qu’elles soient riches et lettrées ou qu’elles vivent dans la pauvreté, n’apparaissent presque  jamais dans les archives municipales puisqu’elles n’ont pas de rôle dans la gestion des communes. Certaines ont abandonné quelques traces de leur vie chez les notaires. Mais la plupart n’en ont laissé que sur les registres des baptêmes, mariages, sépultures ... quand le curé les a bien tenus.

 Ni Olympe de Gouges, ni princesse de Lamballe, elles vivent au rythme de leurs cantons et ne connaissent de la Révolution que les effets matériels les plus immédiats.

Les actes de la justice de paix lèvent un voile sur leurs préoccupations, et entrouvrent quelques pages d’un  journal de la vie de ces anonymes qui, sans eux, seraient à tout jamais perdues dans un passé ignoré. Loin des perturbations des villes et des grandes affaires politiques, ils offrent, l’ébauche d’un tableau social très contrasté, et apportent ainsi une réponse partielle, mais aussi essentielle, à la question initialement posée : " Mais que font les paysannes? ".

 

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NOTES

 

[1] ROSA A., Citoyennes. Les femmes et le Révolution Française. Messidor, Paris, 1988.

[2] Actes du colloque de Toulouse T2, p.87.

[3] A.D., J.P., Bellenaves, acte du 6 novembre 1792.

[4] A.D., J.P., Bellenaves, acte du 11 novembre 1795 (21 brumaire an IV).

[5] Coutumes générales et locales du pays et duché de Bourbonnois, Moulins, 1779, p.218 , art 235.

[6] GODINEAU D. " Journal d’une domestique "in VOVELLE M. ( s.d.), L’état de la France pendant la Révolution,op. cit., p. 135.

[7] Ibid., p.135.

 

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